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Pierre Pelouzet, médiateur des entreprises : "Start-up et grands comptes ne travaillent pas assez ensemble"
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Pierre Pelouzet médiateur des entreprises "Start-up et grands comptes ne travaillent pas assez ensemble"

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Missionné par l’État, le médiateur des entreprises Pierre Pelouzet a créé un observatoire des relations entre start-up et grands comptes. Il s’agit de mesurer la commande publique et privée à destination des jeunes pousses. Mais aussi de rapprocher ces deux univers, en identifiant les blocages et passerelles possibles. Un moyen de favoriser l’innovation et l’essor des start-up.

Le médiateur des entreprises Pierre Pelouzet : "Les achats des grands comptes publics et privés auprès des start-up ont progressé, entre 2021 et 2022" — Photo : Bercy 

Vous avez remis le premier rapport de "l’observatoire des relations entre start-up et grands comptes" au gouvernement, en mai dernier. Ce rapport vise notamment à évaluer le volume de commande publique et privée passé auprès des jeunes pousses. Que nous enseigne ce rapport ?

Première bonne nouvelle, les achats des grands comptes publics et privés auprès des start-up ont progressé, entre 2021 et 2022. Il s’agit des premiers chiffres de notre étude, qui a débuté l’an dernier. Le chiffre le plus significatif reste la médiane "du taux d’achats", qui passe de 2,3 à 2,4 % dans le privé sur cette période. Ce qui signifie que la moitié des entreprises de notre panel a commandé, pour plus de 2,4 % de leurs achats annuels, des produits et services auprès des start-up. Et que l’autre moitié se trouve sous ce seuil. Le "top 5" des entreprises affichant le meilleur score a réalisé environ 10 % des achats annuels auprès de jeunes pousses.

Un point positif. Mais 0,1 % d’augmentation seulement, n’est-ce pas une faible progression ?

À première vue, on pourrait le penser. Mais on parle ici d’un pourcentage sur un volume d'achats total chiffré en milliards d’euros… Sur notre panel de grands comptes privés, le montant des commandes auprès des start-up est passé de 3,96 milliards à 4,2 milliards d’euros en un an. Soit 300 millions d’euros de plus… Pas négligeable pour de jeunes entreprises. Côté des administrations publiques, la médiane s’élève à 1 %, en 2021 tout comme en 2022. Mais avec là aussi une progression de 300 millions d’euros, avec une hausse du chiffre d’affaires de 1,4 à 1,7 milliard d’euros, car le total des achats de ces acteurs publics a augmenté. Et donc, à pourcentage égal, les revenus augmentent.

Comment êtes-vous parvenus à mesurer la relation entre les start-up et les grands comptes ?

Nous sommes partis d’une page blanche, car il n’existait aucune donnée. Nous avons essayé de trouver des indicateurs pour mesurer le volume d’activité entre start-up et grands comptes, mais aussi pour identifier les blocages et inversement les leviers pour accentuer leur collaboration.

"41 % des entreprises et administrations sondées ont déjà fait appel à des start-up. Et 14 % pensent franchir le pas d'ici un an"

Une base recensant plus de 20 000 start-up a été constituée - soit à peu près l’ensemble des start-up françaises - en travaillant avec la French Tech, France Digitale et Bpifrance. Nous avons ensuite proposé à des grands comptes publics et privés de croiser ce fichier avec leur base de fournisseurs, afin de connaître le volume et le pourcentage de commandes passées à ce type d’entreprise. Quasiment tous les acheteurs des grands ministères et administrations ont répondu. Dans le privé, un peu plus de 40 grands comptes ont joué le jeu. Par ailleurs, nous avons effectué un sondage global auprès des jeunes pousses et grands groupes, avec 400 à 500 réponses de chaque côté. Tout cela donne une première idée du taux de pénétration des start-up dans le tissu économique français.

Votre étude assure que les start-up sont aussi "mieux prises en compte". Pouvez-vous préciser comment ?

Certains éléments révèlent une volonté de travailler davantage avec les start-up. Au total, 41 % des entreprises et administrations sondées ont déjà fait appel à elles, auxquelles il faut ajouter 14 % de répondants qui pensent franchir le pas d’ici un an. C’est plutôt un bon chiffre. Autre indicateur : 24 % des grands comptes disposent d’une Madame ou d’un Monsieur start-up, souvent un membre de la direction achat, spécialisé dans l’identification et le travail avec les jeunes pousses. Certes, il faudrait encore porter ce pourcentage à 50 %, 75 %, voire 100 %, mais cela montre déjà que des choses ont changé. Travailler avec des start-up rentre petit à petit dans l’ADN des grandes entreprises.

Quels freins ou blocages limitent encore les collaborations entre start-up et les grands groupes ou administrations ?

Ce n’est pas toujours facile de travailler ensemble, notamment parce qu’ils ne savent pas se parler. Et là, c’est le médiateur qui vous le dit. D’un côté, les grands groupes nous expliquent que les start-up ne répondent pas à leurs appels d’offres. Ce qui est vrai. Mais, par définition, une start-up amène une innovation. Alors, qu’un appel d’offres recherche un produit ou service qui existe déjà. Donc cette demande ne correspond pas à l’offre des start-up. Sans parler de la lourdeur administrative de cette procédure. Le mode d’achat traditionnel des grands comptes élimine donc presque de facto les jeunes pousses.

La deuxième barrière, c’est la durée des échanges. Cela se ressent dans les sondages. Les grands comptes ont l’impression d’avoir une temporalité tout à fait normale entre la première sollicitation et le moment où tout s’enclenche : la contractualisation, etc. Tandis que côté start-up, on trouve ce même temps infiniment long… Il y a donc encore beaucoup à faire, même si ces deux mondes ont envie de travailler ensemble, comme notre enquête en atteste.

53 %

Votre rapport relève aussi que commercer avec une start-up n’est pas perçu comme un risque. Cela vous a semblé contre-intuitif ?

Intuitivement, on pensait qu’un des blocages restait le facteur risque, en effet. Parce qu’en tant qu’acheteur, on peut avoir tendance à juger la petite entreprise face à soi peu solide, craindre qu’elle fasse faillite, change rapidement de direction, qu’elle manque de sérieux... Or, petite surprise : selon notre sondage, pas du tout. 53 % des grandes entreprises jugent ce risque faible. Seuls 15 % des répondants évoquent le risque comme un frein identifié pour travailler avec les start-up. La crédibilité de ces dernières a donc augmenté, tant sur la question de leur pérennité que sur leur sérieux.

A contrario, le rapport indique que les start-up ont des atouts, notamment en matière de RSE…

Oui. Les groupes ont souligné que la RSE était importante dans leurs appels d’offres. En retour, start-up déclarent globalement avoir identifié ce besoin et savoir y répondre. Une grande partie considère même qu’il s’agit d’un avantage compétitif pour elles. Beaucoup se sont développées justement sur des valeurs de RSE. Une vraie clé de différenciation pour des entreprises souvent plus réactives et plus engagées que nos entreprises traditionnelles, même celles-ci évoluent aussi.

Quels conseils peut-on donner pour réussir à travailler ensemble ?

Le premier serait d’intégrer la French Tech, qui organise une foule d’événements réunissant ces deux mondes : rencontres en présentiel ou en visioconférence notamment. Et ne pas oublier la French Tech Corporate Community, qui réunit des grands groupes. Un créateur de jeune pousse peut aussi identifier les référents start-up présents dans certains grands comptes.

"Évaluer le taux de pénétration des start-up peut devenir aussi un indicateur important, afin de mesurer l'accès des grands groupes à l'innovation"

Début 2024, le ministère de l’Économie, via la mission French tech, rappelait son ambition de doubler d’ici 2027 le montant des achats des acteurs publics et privés auprès des start-up. Pensez-vous que cela soit réalisable ?

Cet objectif ne me semble pas aberrant. Et ce baromètre constitue un outil pour effectuer des mesures et atteindre ce but. Il y a vraiment un potentiel inexploité. Avec encore une fois une volonté des groupes de recourir aux produits et services des start-up et des jeunes pousses de trouver des clients parmi les grands comptes. Je ne dispose pas d’une boule de cristal, mais selon toute logique, l’augmentation des achats observée dans ce premier rapport devrait se poursuivre, a minima à court terme.

Rapprocher ces univers constitue un enjeu important ? Des deux côtés ?

Pour faire court, pour qu’une start-up devienne une entreprise à part entière, il faut qu’elle trouve des clients. Lever des fonds auprès d’investisseurs, c’est très bien. Mais cela ne suffit pas. Cela semble évident, mais il faut le rappeler. D’où le besoin de ce baromètre pour analyser les rapports commerciaux avec les grands comptes. C’est d’ailleurs un peu le cœur de métier du médiateur des entreprises, que de travailler sur les relations entre les acteurs économiques, et en particulier sur les relations "entre les grands et les petits".

Par ailleurs, la France fait partie des plus grands producteurs de start-up du monde et ce serait bien que des grands clients français puissent en bénéficier. En se disant que s’ils veulent être innovants, une grande partie de l’innovation viendra de l’extérieur, notamment des start-up. Évaluer le taux de pénétration des start-up peut donc devenir aussi un indicateur important pour les comités de direction… Afin de mesurer l’accès des grands groupes à l’innovation.

France # Industrie # Services # Conjoncture # Start-up