Hauts-de-France
Endives : menaces sur une filière emblématique de la région
Enquête Hauts-de-France # Agriculture # Conjoncture

Endives : menaces sur une filière emblématique de la région

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Une véritable course contre la montre est engagée dans les Hauts-de-France pour sauver un légume emblématique, le fameux chicon. Confrontée à l’interdiction de plusieurs intrants essentiels, la filière endive s’organise pour trouver des solutions de remplacement. Mais le temps risque de manquer, entraînant un découragement des producteurs, et la chute des volumes.

Une fois récoltées en plein champ, les endives achèvent un second cycle de croissance dans les endiveries. Une étape qui demande beaucoup de main-d’œuvre — Photo : Pierre-André Leclercq

Alerte rouge sur les endives. Emblème de l’agriculture voire de la culture régionale, le chicon pourrait bien disparaître de nos étals. En cause, l’interdiction au sein de l’Union Européenne, d’ici à 2025, de trois intrants aujourd’hui essentiels à la culture du fameux légume, et désormais jugés trop nocifs : deux désherbants et un anti-pucerons, pour lesquels aucune solution de remplacement n’a été pour le moment identifiée. Déjà éprouvée, en 2022 et 2023, par la flambée des cours de l’énergie, et confrontée à des difficultés de recrutement chroniques, la filière se sent bien isolée dans ce combat pour sa survie. Il faut dire qu’elle est poids plume : l’endive, c’est environ 130 000 tonnes produites par an dans les Hauts-de-France, qui pèsent pour 90 % dans la production nationale. Au niveau mondial, la culture de l’endive est concentrée dans un mouchoir de poche, entre la France, la Belgique et les Pays-Bas. Dans la région, 300 agriculteurs, répartis au sein de 9 coopératives, produisent de l’endive, pour un total de quelque 5 000 emplois sur l’ensemble de la filière. À titre de comparaison, 4,8 millions de tonnes de pommes de terre sont produites dans les Hauts-de-France chaque année, sur plus de 5 000 exploitations, et la filière représente 4 100 emplois.

Un outil unique

L’endive est une niche, donc, surtout du point de vue des géants de l’agrochimie, et ce même si 70 % des ménages français en consomment. "Les endiviers sont les seuls utilisateurs, avec les producteurs de chicorée (lire par ailleurs) des molécules dont l’interdiction a été décidée par l’Europe, en janvier 2023. Vu la taille de la filière, les grands laboratoires ne se précipitent pas pour nous aider à trouver de nouvelles molécules. C’est donc à nous de le faire, au sein de la plateforme d’expérimentation de la profession, près d’Arras", présente Pierre Varlet, le directeur général de l’Association des Producteurs d’Endives de France (Apef).

Outil unique en son genre, cette station de recherche, lancée il y a une trentaine d’années, est financée à 90 % par les cotisations des endiviers eux-mêmes. Elle condense aujourd’hui tous leurs espoirs. La station emploie 25 salariés, pour un budget de fonctionnement de quelque 3 millions d’euros par an. Sur une poignée d’hectares, y sont testées de nouvelles variétés et techniques, ou la résistance de la plante aux contraintes climatiques. Mais depuis un an, ce sont la plupart des phytosanitaires disponibles sur le marché qui sont évalués, dans l’espoir de trouver ceux qui sauveront la filière.

Un "comité des solutions" bredouille

Sans avancée décisive pour le moment, comme a pu le constater, mi-mai, la ministre déléguée à l’agriculture Agnès Pannier-Runacher, en visite sur le site. Quelques jours après l’entrée en vigueur de l’interdiction de la première molécule, la benfluraline, la ministre a voulu montrer le soutien du gouvernement aux producteurs. Un "comité des solutions", doté d’un milliard d’euros sur trois ans, est notamment censé financer la recherche pour aider les filières mises en difficultés par des interdictions d’intrants, avec pour mantra, "pas d’interdiction sans solution". En vain pour le moment, en ce qui concerne l’endive.

Il faudra pourtant trouver une solution dès la fin de l’été, si l’on veut endiguer une érosion de la filière. En août, le deuxième désherbant, le triflusulfuron-méthyle, sera à son tour interdit. Avant la spirotétramate, l’anti-pucerons, bannie à compter d’avril 2025.

Une culture à plusieurs mains

Ces interdictions en rafale vont affecter les rendements des cultures d’endives, surtout dans le premier cycle de la vie de la plante, qui se déroule en pleins champs, entre le printemps et l’automne. Les semis permettent d’obtenir les racines du légume. C’est la période où les pousses sont particulièrement vulnérables aux mauvaises herbes et aux pucerons lanigères, qui atrophient leurs racines. Ces dernières sont ensuite récoltées et placées dans les endiveries, en salles de pousse chauffées, où elles sont amenées à maturité tout au long de l’année.

Parmi les producteurs d’endives, 30 % ne produisent en fait que les racines, qu’ils vendent ensuite aux endiviers. C’est ce premier maillon, essentiel, qui pourrait disparaître en premier.

"L’endive fait partie des cultures qui sont rentables. Mais actuellement, la pomme de terre ou la betterave le sont également. Si aucune solution n’est trouvée d’ici l’automne, au moment où les agriculteurs décident de leurs prochaines rotations et achètent leurs semences, beaucoup vont se détourner de l’endive pour planter autre chose. Peu à peu, c’est toute la filière qui va disparaître", s’inquiète Benoît Coustenoble, président de la coopérative le Marché de Phalempin, qui rassemble 80 endiviers du Nord et du Pas-de-Calais, pour une production annuelle de 25 000 tonnes, vendues sous la marque Perle du Nord.

"Les endiviers ont des salariés, des installations, des emprunts et des investissements à amortir, ils ne peuvent pas s’arrêter comme ça. Ce sont les producteurs de racines qui jetteront l’éponge les premiers, si cette culture devient trop peu rentable. Les premiers sondages anticipent une baisse de 25 % de la production si aucune solution n’est trouvée", abonde Philippe Bréhan, le président de la station de recherche de l’Apef. Installé près de Béthune, cet endivier emploie 48 personnes, et produit lui-même 50 % de ses racines d’endives.

L’épreuve de trop

Éprouvée ces dernières années par la crise de l’énergie, dont les effets s’estompent, la filière est confrontée aux aléas climatiques : la sécheresse, à l’été 2023, a entraîné une baisse de 10 % des rendements… et les fortes chaleurs, de plus en plus fréquentes, favorisent la prolifération des pucerons. À ces incertitudes, s’ajoutent des difficultés de recrutement. Peu automatisée, la culture de l’endive demande déjà beaucoup de main-d’œuvre, notamment sur les dernières manipulations : mise en bacs en salle de pousse, cassage, épluchage et ensachage. Le retour du désherbage mécanique pourrait être la goutte d’eau pour certains exploitants.

"Ça paraît compliqué de renvoyer les gens à quatre pattes dans les champs quand on a eu d’autres solutions pendant des décennies. Déjà que les jeunes générations rechignent à reprendre les exploitations de leurs parents…" souffle Philippe Bréhon

"Traditionnellement, les endiveries sont d’importantes pourvoyeuses d’emplois peu qualifiés en zone rurales. Beaucoup emploient des gens à l’année, pour conserver une main-d’œuvre qui se raréfie : la mobilité chez les jeunes est plus importante, il y a aussi chez eux moins d’attrait pour ces métiers peu valorisés parce qu’ils sont de plus en plus diplômés… Les endiviers font des efforts pour attirer, mais il y a des limites," pose pour sa part Benoît Coustenoble.

Faire émerger de nouvelles variétés

Alors, hors des produits phytosanitaires, point de salut ? L’endive bio existe bien. Mais elle est rare, cultivée sur de petites surfaces avec désherbage mécanique, et se paye au prix fort sur les étals, trois fois plus cher en moyenne que l’endive conventionnelle. Malgré l’attachement des Français au chicon, "le 6e légume le plus consommé par les Français, et le 3e en hiver", note Pierre Varlet, tous les consommateurs ne suivront pas.

En amont, les semenciers travaillent donc aussi à faire émerger des solutions. Dans une relative solitude là encore, puisqu’ils ne sont que deux à alimenter toute la filière : le parisien Vilmorin et Hoquet, une PME familiale d’une dizaine de salariés, située près de Cambrai. En lien étroit avec la station de recherche d’Arras, Sylvain Hoquet, son dirigeant, teste lui aussi depuis un an, sur ses parcelles, de nouvelles souches pour trouver celles qui pourront survivre sans les fameux intrants interdits.

"Ça prend en principe des années de faire émerger de nouvelles variétés. Là, le temps fait clairement défaut," s’inquiète le semencier. "Je pense qu’on va trouver une solution, mais toute la question, c’est de savoir en combien de temps les pathogènes vont muter pour s’adapter. C’est l’éternelle course dans nos métiers : on peut trouver quelque chose qui marche, mais l’ennemi finit toujours par nous rattraper. Nous cherchons actuellement à rendre la plante plus rustique, plus résistante, et moins appétante pour les parasites. Mais la génétique ne fera pas tout : sans traitement phytosanitaire, les mauvaises années, on ne sortira pas d’endives. Et il y aura forcément des compromis à faire. Peut-être que la variété qui émergera sera assez éloignée de l’endive telle qu’on la connaît aujourd’hui, c’est un risque à courir."

Et demain, le zéro plastique ?

Dernier sujet de réflexion pour la filière, qui n’en manque pas : le conditionnement. Depuis plusieurs années, les consommateurs se sont habitués à des portions vendues sous sachets plastiques, dont le rôle est loin d’être neutre. Le matériau, plus technique qu’il n’en a l’air, a l’avantage de prolonger la durée de vie du légume sur les étals. "L’endive est fragile et ne se vend qu’en ultra-frais. Sans ces sachets, le produit verdit vite à la lumière, s’abîme et finit par être jeté. Cet emballage est une vraie plus-value pour les producteurs, même s’il a un coût. Mais les normes comme la demande des consommateurs vont vers le zéro plastique pour les fruits et légumes. Actuellement, les endives bénéficient d’une dérogation, mais ça ne va pas durer éternellement. Et pour le moment, les tests effectués avec un biofilm n’ont pas donné les mêmes résultats", constate Valéry Alavoine, ingénieur à la chambre régionale d’Agriculture. De nouveaux cheveux blancs en perspective pour les endiviers…

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